2016
Parles-nous de ton parcours ?
Après l’obtention de mon diplôme aux Beaux-Arts de Mulhouse, j’avais envie d’explorer d’autres domaines artistiques. Je suis donc partie étudier le chant lyrique et le théâtre à Paris. Il y a trois ans on m’a offert un ordinateur, je n’en avais pas auparavant, ce qui peut paraître étrange. La première chose que j’ai faite, c’est d’installer un logiciel de traitement d’images. C’est grâce à cet outil que j’ai repris mon travail de plasticienne.
L’acquisition de cet ordinateur a donc été comme un déclencheur ?
Oui, c’est exactement ça. J’avais depuis toujours cette obsession d’assembler les images, de les additionner, de voir comment elles fonctionnent l’une avec l’autre, et j’avais en tête, depuis longtemps, des images, des gravures en noir et blanc que j’avais vu dans des recueils de « La Mode illustrée » de 1860 et que je conservais. Ces planches « techniques » montrent, presque en relief, comme des sculptures, des trousseaux pour bébés : brassières, manteaux de bains, corsages, bavettes, bonnets, … Ces images m’avaient marquée, mais je ne savais pas comment les utiliser. Leurs formes étaient étonnements simples, très belles, très modernes, en totale contradiction avec les tenues très élaborées et chargées des premières pages représentant des robes à crinolines. Il y avait des arrondis, des pleins, des vides, des courbes, des lignes droites, sinueuses, tordues, ondulées, carrées, pointues,… Associer cette technologie moderne avec ces gravures de 1860 pour faire ce travail d’assemblage m’est tout de suite apparut comme logique, une évidence.
Comment as-tu commencé ce travail ?
Les premiers « collages », que j’ai réalisé avec ce nouvel outil et cette nouvelle « matière », étaient assez simples : les dessins que j’ai pris dans la mode illustrée je les ai à peine transformés. Je les trouvais assez fort. Je les ai juste associés. Maintenant avec le recul, je me rends compte que ce choix dans ces gravures n’a jamais été anodin… Des pyjamas d’enfant, rayés auxquels je rajoutais des ailes, ou des animaux monstrueux les dépassant en taille, une forêt sans fond, … Cette multiplication, cette répétition de la même image, ce dessin qui a l’air sans limites comme un papier peint, qui semble même sortir de la page : Un rêve, un cauchemar ?
Comment as-tu fait évoluer cet exercice ?
J’ai compliqué l’exercice. J’ai vu que je pouvais aller beaucoup plus loin dans l’utilisation de ces images, dans leur transformation. J’en ai pris seulement des extraits comme une simple matière première. Ces extraits ; un morceau de manche, de tournure, de dentelle, le bas d’un costume, d’un éventail… je les ai mis en miroir, multipliés, croisés avec d’autres tout en travaillant les couleurs par couches successives. J’ai réinventé de nouvelles formes à partir de ces images initiales. Je les ai épuisés jusqu’à les faire complètement disparaitre. Les motifs de base n’étant plus identifiables, reconnaissables dans le dessin final.
Gardes-tu des traces de ces transformations ?
Pour chacun de mes dessins je construis un « historique », une sorte de carte d’identité, un arbre généalogique. Ces planches me permettent d’avoir une trace en effet des différentes étapes de leur construction qui sont très longues et complexes. Chaque élément est très esthétique et décoratif et pourrait servir, exister individuellement. Je les appelle mes « petits gâchis ». Ça m’amuse de savoir, que même très élaborés, ces éléments ne serviront que de piliers ou de base pour la construction d’autres éléments, d’autres dessins, et qu’on ne les verra peut-être jamais.
Ne travailles-tu qu’à partir de la mode illustrée ?
Je possède six recueils de la mode illustrée, ce qui correspond pour l’instant à une quantité incroyable de possibilités de constructions ! Ce qui m’intéresse dans une image ce n’est pas ce qu’elle représente. J’y vois quelque chose d’abstrait, une matière première brut que je peux transformer. Ce qui est étonnant, c’est que mon travail donne l’illusion d’être une matière textile, ce qui n’est absolument pas recherché. C’est un peu comme si l’image de base refaisait surface, d’une façon ou d’une autre. Peut-être qu’en partant de gravures qui parlent de tout à fait autre chose, mes dessins prendraient une autre forme…
Quel rapport as-tu avec ton ordinateur ?
Mon utilisation du logiciel de transformation d’image est très personnelle et ne répond pas aux critères classiques ! J’ai une façon très « empirique » de m’en servir… Avec lui, je me suis créé mon propre outil, un peu comme un artisan. Je l’utilise comme une simple paire de ciseaux. Il me permet d’aller très loin dans mes transformations, les possibilités d’agrandissement ou d’infiniment petit sont multiples et se substituent au microscope.
Comment est perçu ton travail lorsque tu précises que le dessin est effectué avec un ordinateur ?
Quelque fois on m’a renvoyé une image négative de mon travail, lorsque l’on a su qu’il était fait avec un outil numérique, avant même de l’avoir vu, comme si utiliser l’ordinateur pour créer, ne pouvait que donner quelque chose de glacial, d’insensible et que le résultat serait le fruit du hasard. Mes dessins sont extrêmement construits, j’ai souvent le sentiment en travaillant avec le numérique d’avoir les mains dans la matière, je vis la transformation du matériau, il y a quelque chose de l’ordre du chirurgical dans ma façon de cisailler, de découper. Je construis et déconstruis des centaines de fois. Ce côté abyssal me fascine.
Nous n’avons pas évoqué la couleur dans tes compositions, est-ce le résultat d’un travail aussi « laborieux » que tes assemblages ?
Oui c’est très long. Je travaille le découpage, l’assemblage, la composition et la mise en couleur de mes éléments comme un millefeuille. Après chaque phase de transformation de l’élément, je fais des dizaines d’essais de couleurs pour trouver celles qui lui correspondent, puis je recommence mon jeu de construction, et ainsi de suite… Quand je pars de mes planches de « La Mode illustrée », je pars de formes simples, en noir et blanc, c’est assez facile, puis tout se complique très vite, lorsque que je commence à additionner plusieurs éléments que j’ai composés et mis en couleur. C’est comme si j’assemblais plusieurs tableaux. Je me sens comme une alchimiste ! L’ordinateur me permet d’inventer sans cesse de nouvelles couleurs et comme rien ne « sèche », de les (re)travailler indéfiniment, c’est assez jouissif. C’est là que je rejoins ma pratique de musicienne. -
Justement, peux-tu nous parler de tes autres pratiques artistiques ? Les abordes-tu de la même façon ?
Oui, je les aborde exactement de la même façon. C’est étonnant ! Je me suis rendu compte, que finale- ment ce n’était pas tant de travailler une œuvre dans son ensemble qui me passionnait, que ce soit en musique, en écriture ou en théâtre, mais d’en prendre juste un fragment et de l’étudier jusqu’à l’épuisement. Jean Arp dit à propos de ses sculptures : « Je ne lâche pas avant que ne soit passé dans ces corps suffisamment de ma vie ». Il se passe exactement la même chose lorsque je travaille.